Cette question, « quelle place à la femme dans le monde du saké ? » est d’actualité…
En tant que femme, je me suis longuement posée la question de comment j’allais aborder ce sujet brûlant. Il suffit de voir les récents événements qu’a suscité une caricature dans un magazine vin et le déferlement de haine qui s’en est suivi contre celles qui ont osé s’exprimer sur cette publication. Je vous mets d’ailleurs le lien de la cagnotte en ligne qui a été mise en place pour soutenir les deux femmes – Sandrine Goeyvaerts et Fleur Godart – qui ont courageusement (et c’est même normal) porté plainte : ici. Les fonds récoltés vont servir à payer une partie des frais d’avocat.
J’ai donc décidé de mettre un peu d’eau dans mon saké : je souhaite ici constater, faire un état des lieux en ce début 2021 et vous serez donc libre d’en tirer les conclusions que vous souhaitez.
Il y a plusieurs biais par lesquels on peut répondre à cette question de la place des femmes dans le monde du saké : une réponse quantitative et une réponse qualitative.
1) Quantitative : Je parle ici de la notion pure de quantité. Combien de femmes travaillent dans le milieu du saké ?
L’univers du saké japonais a toujours été très masculin. Pourtant à l’origine, on se souvient du Kuchi kami zaké qui était réalisé par des jeunes femmes vierges durant des rituels Shinto. On voit dans des documents historiques que les femmes et les hommes travaillaient ensemble à la production du saké et même à la cour impériale. Puis petit à petit, les femmes ont quitté les lieux de productions pour des questions d’intensité du travail, de dureté des conditions et aussi de quelques superstitions qui les ont obligé à ne plus y mettre les pieds. Notamment des croyances autour des menstruations selon mes lectures mais aussi sur le pH des femmes ou notre température plus élevée que les hommes… Le monde du saké est devenu exclusivement masculin. Ces superstitions existent encore et elles ne touchent pas uniquement le monde du saké. L’univers du vin est marqué par les mêmes superstitions.
Mais cela change…
Après un pic de consommation du saké en 1973 par les baby-boomers, on a vu un déclin de l’attractivité du saké au Japon : le nombre de Kura (lieu de production du saké) diminue et les jeunes générations se tournent vers la bière, le vin ou d’autres alcools. Le manque de main d’œuvre a poussé de plus en plus de brasseries à recruter des femmes. D’ailleurs la loi japonaise a évolué en ce sens en 1972 avec l’Equal Employment Opportunity Law qui donne les mêmes chances aux hommes et aux femmes (même si la théorie est plus facile que la pratique). En 1976, Ichishima Shuzo à Niigata a été la première Kura à (re)ouvrir ses portes aux femmes.
Malgré tout, en quelques chiffres, on se rend compte que le saké reste majoritairement masculin – au Japon mais aussi en France :
– 20 femmes Tojis (« maître de kura ») au Japon sur 1200 brasseries selon Shuso Imada, Directeur général de JSS Information Center à Tokyo. Cependant cela évolue : il y a quarante ans, il n’y avait pas de femmes tojis.
– 0 femmes Kuramoto en France dans les brasseries existantes, pour l’instant.
Il y a de nombreuses femmes qui participent à la mise en place d’événements autour du saké en France. Je pense notamment à Kura Master qui a de nombreuses femmes dans son équipe.
2) Qualitative : La qualité d’une personne est très subjective à analyser. Cependant on peut prendre le prisme de la reconnaissance. Les femmes sont-elles reconnues dans le milieu du saké ?
Dans le monde actuel, il existe de nombreuses formations autour du saké japonais. La SSI, la SSA, le WSET et d’autres remplissent leurs rôles de propagateurs des connaissances du saké. Au Japon, il y a 918 Kikisake-shi (Octobre 2020) : plus de la moitié, 465, sont des femmes. Il y a donc une féminisation de l’équipe éducative. En France, sur les 3 éducateurs de la SSA, 1 est une femme, il y a 1 éducateur de la SSI et tous les éducateurs WSET sont des hommes. A noter que à la tête de la SSA, Xavier Chapeloup partage l’affiche avec une femme, Kumiko Otah, reconnue pour son expertise. Et la version saké du WSET a été mis en place par Anthony Moss MW et Natsuki Kikuya en 2014. Cette dernière obtiendra peu de temps après le titre prestigieux de Saké Samurai.
Côté production, certaines femmes sont reconnues à l’international : Miho Imada, propriétaire et toji à Hiroshima, produit Fukucho et son nom a été cité dans la liste des 100 femmes les plus influentes du monde, établie par la BBC en Novembre 2020. Les toji femmes soulignent d’ailleurs que le fait d’être une femme les met parfois plus dans la lumière que les toji hommes. Miho Imada n’est pas la seule femme Toji à être dans cette lumière, même si je pense qu’on peut la considérer comme une cheffe de file.
Un premier Kura Josei Summit (Sake Brewery Women Summit) s’est tenu en 1999, qui rassemble les femmes de l’industrie du saké, même si ce n’est pas une association officielle, c’est un premier pas. Je n’ai pas trouvé d’informations plus récentes.
Par contre, en 2018 au Japon, 12 femmes productrices de saké ont lancé le projet « Kurajo » afin de lutter contre le sexisme de l’industrie. Elles ont créé 12 sakés sur lesquels on peut voir une étiquette avec dessin représentant un homme dessus. Elles ont donc expliqué quel style d’homme pourrait aimer leur saké, rendant ainsi la tâche plus facile aux femmes qui souhaitent faire un cadeau à l’autre sexe.
Il y a d’autres chiffres que l’on peut donner sur la reconnaissance des femmes dans le monde du saké :
– Les grands partenariats entre Occidentaux et Japonais pour la création de sakés sont principalement avec des hommes : François Chartier (Tanaka x Chartier), Richard Geoffroy (Iwa Saké), Régis Camus (Heaven Saké) …Les grands événements français autour du saké sont initiés, pour l’instant, par des hommes : Xavier Thuizat pour Kura Master, Sylvain Huet pour le Salon du Saké.
– Quelques femmes ont été érigées au rang de Saké Samurai mais difficile de trouver des informations (9 femmes entre 2006 et 2013 sur 47 Saké Samurai). En France, il n’y a que des hommes Saké Samurai (ils sont 3).
– Sur le site des Saké Samurai, il est noté qu’il y a 800 membres qui composent le Japan Saké Brewers Association Junior Council et 30 sont des femmes.
Bien sûr il ne faut pas oublier une féminisation des professionnels du saké en France : je le vois lors de mes cours de la SSA, il y a autant de femmes que d’hommes. Ce qui est un bon signe.
J’espère que cet état des lieux de début 2021 vous a éclairé sur le sujet. Cet article sera surement amené à évoluer, je l’espère, en fonction des événements futurs.
Souvenons-nous que l’union fait la force. Le saké a besoin de toutes les voix qui s’expriment avec bienveillance pour sa promotion.
#Emission France Bleu Gironde du 27 Janvier 2021 (13:40 pour réécouter le passage en cliquant sur le lien)